1 an et cinq mois auparavant, La lettre

Morgan se rendit à un séminaire à Genève. Le soir à l'hôtel, en ouvrant sa valise pour y chercher sa brosse à dents, elle trouva la lettre. L'enveloppe était vierge, cachetée à la cire, un archaïsme attendrissant par lequel Lise se dénonçait. Morgan l'ouvrit délicatement. Elle déplia, intriguée, les feuilles pliées en quatre. Lise avait choisi un papier de chiffons très épais et, après l'avoir parfumé, avait calligraphié le texte au pinceau à l'encre bleu nuit mêlée de microscopiques fils d'or.

« Morgan,

Cette longue lettre pour t'écrire ce que je ne suis pas parvenue à te dire : j'ai changé d'avis, je t'ordonne de partir.

Depuis ce soir où nous nous sommes trouvées, il ne s'est pas passé un jour sans que l'évocation de ce que tu représentes pour moi ne me donne frissons et larmes. Dès que j'en ai l'opportunité, je te regarde. Il faut que tu saches pourquoi : chaque fois ta contemplation me fait retrouver, stupéfaite de fascination, le sens du mot : Ange. Tu es mon ange, tu le seras à jamais. J'avais aussi découvert plus récemment que tu étais bien plus encore, précisément que tu n'étais pas seulement Mon ange, que tu étais Un Ange Véritable, mais, je te l'avais dis alors, je ne connaissais pas encore la nature de ta mission. C'est maintenant chose faite. Morgan, ta Mission est : Exodus. Je m'en veux de ne pas avoir compris cela plus tôt. J'ai cru longtemps qu'il ne s'agissait que de l'objectif ultime de ta carrière d'astronaute. Les évènements récents m'ont permis de comprendre l'importance fondamentale de la Mission d'Exodus et c'est ce qui m'a ouvert les yeux à ton sujet, à notre sujet.

Je t'avais dit aussi que je ne me porterais pas candidate pour embarquer sur Exodus, parce que l'idée de finir mes jours enfermée dans une boîte en ferraille au milieu de rien avec une bande de premiers de la classe ne me disait rien. J'avais tort. Et c'est parce que je crois maintenant viscéralement qu'Exodus est ton Destin que je connais avec certitude ma réponse, si tu me demandais de te suivre, comme je sais que tu me le demanderais, si la question avait un sens, si cela était possible : ma réponse serait oui, je viendrais. Et si ce n'était que pour cela, je viendrais pour que tu n'y renonces pas.

Il me faut écrire cela afin que tu comprennes ce qui est plus important que tout pour moi, maintenant que je sais qui tu es : je refuse que tu te résignes à renoncer à partir, quelqu'en soit la raison et tout particulièrement si c'est pour rester avec moi. Pour moi, le cercle s'est refermé : en comprenant qui tu étais, j'ai compris qui j'étais. Si pour le destin je ne suis qu'une poussière, et dans ta carrière d'Ange un avatar, j'ai compris enfin le rôle qu'il m'a été donné de jouer : il est de ma responsabilité de t'ouvrir les yeux. Je veux t'affirmer que ta résolution à rester pour défendre la Terre est admirable, mais fondamentalement erronée. En fait, je refuse l'idée d'être fière de savoir que tu vas vendre notre peau le plus cher possible. D'ailleurs, je sais qu'au fond tu ne peux pas t'identifier à cette aristocratie des astronautes qui va se jeter avec un ultime panache dans des actions suicidaires dont tu doutes de l'utilité sur le résultat final. Tu es beaucoup trop pragmatique et rationnelle pour te sacrifier dans une entreprise romantique de cette sorte. Non, Morgan, ouvre les yeux ! Ta Mission, c'est l'autre hypothèse. En apparence encore plus insensée, mais qui a le mérite indéniable de donner une chance, à long terme, de sauver l'Humanité. D'ailleurs, pour que cette mission-là réussisse, il lui faut des gens comme toi, neufs et novateurs. Morgan, si tu ne méritais pas d'en être, personne n'en serait digne.

Je t'ai dit un jour que tu étais cette personne qui surgit quand il n'y a plus d'espoir, et qui retourne le sort contre toute attente. C'est la vérité. Je n'ai toujours pas trouvé une formule plus appropriée pour décrire ton pouvoir, qu'en d'autres temps on aurait sûrement qualifié de magique, que j'ai choisi de résumer en disant que tu es un Ange. Tu as ce pouvoir d'apparaître, de comprendre et d'agir. Je pense qu'un tel pouvoir ne pourrait pas s'exercer sans une ultime confiance en toi qui va de pair avec un instinct de l'action aussi fort. Cela signifie qu'au moins une part de toi-même en est consciente, et c'est à cette partie de toi que je veux parler. C'est elle aujourd'hui qui te met sur la mauvaise route, car c'est elle qui te fait penser que tu serais capable de retourner le sort de la Terre, contre toute attente. Je sais qu'il pourrait te paraître gravement mégalomaniaque de penser en ces termes, pourtant, dans l'intention, c'est bien de cela dont il s'agit : si tu ne voulais pas sauver la Terre, quel sens aurait ton combat ? Sûrement, tu ne le ferais pas par obéissance. Nous savons toi et moi que dans cette bataille, il n'y aura pas de soldats ordinaires, mais uniquement des guerriers d'élite dotés d'une motivation que seules des convictions de cette trempe peuvent entretenir. Je sais aussi que tu dois oublier toute modestie dans cette affaire. N'oublie pas que je t'ai vue en action. Je sais avec certitude que je ne connais personne d'autre à qui je confierais mon sort comme celui de la Terre entière ou le futur de l'Humanité. Tu es un personnage exceptionnel, et je sais que tu le sais. Je comprends parfaitement aussi que tu refuses de l'accepter tout à fait et, soit dit en passant, c'est en vérité une bénédiction, car c'est ce doute qui te permet de résister à la pression écrasante de ce destin. Néanmoins, à l'heure de prendre ta décision, il faut que tu regardes la vérité en face. Nous avons tous besoin de croire en quelque chose. Les gens ordinaires peuvent vivre avec, à cet égard, des approximations, des convictions bancales, empruntées ou infligées. Tu n'es pas de cette trempe. Tu as cette flamme intérieure, elle te consume autant que tu dois la nourrir. Morgan, tu dois trouver une Mission en laquelle tu peux croire. Maintenant, ouvre ton cœur, regardes-y, la réponse y est : Exodus.

Quant à moi, c'est très simple : je veux être fière de penser à toi quand tu partiras semer notre ADN dans l'univers. C'est cette mission qui en vaut la peine. Morgan je te le jure. Elle vaut toutes les peines que le monde a connues, et la mienne, quand je te perdrai, si grande soit elle, ne sera qu'une goutte dans cet océan-là.

Maintenant, je ne suis pas certaine que tu sois sensible à la raison. C'est de l'amour propre, j'en souris en écrivant ces lignes, il m'est venu à l'idée que ton amour pour moi pourrait t'empêcher de te résoudre à cette évidence. Pour cette raison, je t'ai préparé une mauvaise surprise, une amère pilule, un odieux chantage. Et si je t'en demande pardon, c'est uniquement par politesse, parce que je n'ai encore rien fait de mal. Ce que je ferais ne dépendra que de toi, et rien ne pourra me faire changer d'avis. Voilà mon serment : Morgan, je te le jure, si tu refusais de partir à cause de moi, je me tuerais. J'avais initialement envisagé de te menacer de te quitter, cela aurait été moins mélodramatique, et l'idée doit te venir comme elle m'est venue que, pour cette raison, ce chantage-ci aurait semblé plus crédible. Il n'en est rien, car la vérité est que je tremble à l'idée de tenter de rester loin de toi en te sachant là, derrière une porte, au coin de la rue, à la descente d'un avion. Exodus, de ce point de vue, offre au moins la certitude de réduire au zéro absolu les chances de nous revoir. Il m'est encore un peu plus pénible de te montrer jusqu'à quel point va ma détermination, car cela révèle que je te soupçonne d'être capable de tricher, en ajoutant un codicille à cette promesse : si tu venais à manquer le départ d'Exodus, quelqu'en soit la raison, je me tuerais également. Je sais qu'il est épouvantable de finir ainsi une lettre d'amour, mais sois bien consciente que si je n'ai pas trouvé d'autre solution, c'est à cause de ce miracle que nous partageons, à cause de sa force. Il suffirait que tu t'approches, et je ne pourrais même plus faire un mouvement. Il suffirait que tu me prennes la main, et toutes mes résolutions s'envoleraient. Oui, c'est uniquement loin de toi que je peux avoir un semblant de contrôle sur mon destin, tant ta proximité m'envoûte. Je te l'ai déjà dit, souvent mon amour pour toi m'effraie. À partir de l'instant où tu lis cette lettre, considère donc, comme je vais le faire, que tu vas partir sur Exodus, et je t'exhorte à mettre tout en œuvre pour que cela advienne. Enfin, je te jure aussi que quoiqu'il advienne, en attendant cet instant, je ne te parlerai jamais de ce serment, comme je refuserai que tu m'en parles. Puisqu'il ne nous reste que quelques mois à vivre ensemble, je les veux sans tâche, et en conséquence, je te prie de faire comme si cette lettre n'avait jamais existé. Pour cette raison, brûle là.

Lise ».

Morgan replia avec soin la lettre et la glissa dans son enveloppe. Il était hors de question qu'elle la brûle. C'était une lettre à la hauteur du talent phénoménal que Lise possédait pour manipuler les émotions des gens, pour leur plus grand bien, avec amour, équilibre et élégance. C'était aussi une lettre terrifiante, chaque mot y était vrai, la logique parfaite. Ce qui bouleversait Morgan plus que tout était de découvrir l'ultime point commun qu'elle avait avec Lise : elles pensaient toutes deux que celui qui veut vraiment quelque chose met sa vie dans la balance. Lise avait choisi une façon tout à fait dramatique de le faire et, aussi cruel que cela puisse paraître, Morgan ne pouvait pas lui en vouloir. Au lieu de cela, elle avait accepté la situation telle que Lise l'avait maintenant campée. Elle respira à fond. Embarquer sur l'Exodus redevenait son objectif prioritaire. Ainsi donc, elle allait mettre tout en œuvre pour faire une chose qui semblait impossible. Il était bien étrange de savoir ce que l'on voulait faire avec une certitude absolue, d'être en possession d'une motivation sans faille, et en même temps de ne pas avoir la moindre idée de comment faire pour y parvenir. Morgan relut la lettre et tenta d'imaginer être séparé de Lise pour toujours. L'évocation de cette hypothèse déclencha en elle une crise très vive de manque. Elle serra ses bras sur elle-même. Elle tremblait de façon irrépressible. Elle laissa monter et couler les larmes. Elle porta les paumes de ses mains à ses lèvres pour y souffler. Elle savait que cela allait passer, que le corps n'était pas capable de maintenir des niveaux d'émotion aussi élevés pendant très longtemps. Cependant, il était clair que si elle perdait Lise... Elle secoua la tête. Impossible. Il n'était pas nécessaire de réfléchir, c'était impossible. Aussi impossible que d'imaginer qu'elle serait restée sans rien faire si Esmeralda avait été en danger. Impossible. D'ailleurs, Lise avait glissé dans sa menace une porte de sortie, comme un tunnel pour échapper à l'orage et retrouver le ciel bleu de l'autre côté. A y réfléchir, cette porte magique s'imposait comme une évidence : il lui fallait emmener Lise avec elle sur Exodus, Lise et Esmeralda ! Elle resta médusée, la bouche ouverte, les yeux dans le vague tant cette illumination la bouleversa. La solution était aussi simple que cela. Bien entendu, cet objectif était aussi, en théorie comme en pratique, de bout en bout et irrémédiablement impossible à réaliser. Cependant, la vision était si belle que cela ne troubla pas Morgan. Après tout, on ne risquait pas d'échouer tant qu'on n'essayait pas. Précisément, il fallait au moins tenter sa chance pour réussir. Or Morgan savait avec la plus ultime certitude que la chance est le talent de ceux qui travaillent dur pour lui forcer la main.